Qu’est-ce que cela signifie de « gagner » dans un jeu de stratégie 4X comme Almanach ? Plus largement, quand est-ce que la partie devrait se terminer, et comment, en tant que concepteur de jeu, peut-on définir ce moment et les conditions qui y mènent ? Le début de partie dans les jeux 4X est souvent palpitant, plein de promesses. Le milieu de partie est le moment où le joueur commence à concrétiser ses objectifs (ou à avoir des problèmes, ce qui génère une belle tension). Mais qu’en est-il de la fin ? Dans bien des cas, les jeux de gestion d’empire peinent à offrir une conclusion satisfaisante à une expérience autrement solide. C’est là que le système des Ambitions entre en jeu — une Ambition étant ici un objectif choisi par le joueur pour sa partie. C’est notre façon de repenser les conditions de victoire, que ce soit en solo ou en multijoueur.
Commençons par revisiter quelques lieux communs du genre, à travers des exemples précis.
Dans Civilization, la partie se termine dès qu’un joueur remplit l’une des conditions de victoire activées, qu’il s’agisse de dominer militairement, culturellement ou diplomatiquement. Contre l’IA, le joueur a de nombreuses options… mais bien souvent, dès le milieu de la partie, il est clair s’il a une quelconque chance de gagner (ou une quelconque chance de perdre). Soit certains adversaires ont trop d’avance, soit c’est lui qui écrase tout. Dans les deux cas, le plaisir disparaît. Pourquoi continuer quand la victoire ou la défaite est déjà acquise ?

En multijoueur, c’est encore pire : bon nombre de conditions de victoire deviennent inutiles. Si un joueur prend l’avantage scientifique, les autres se mettent à produire des armes nucléaires pour l’atomiser. Résultat : la majorité des parties se terminent par une victoire militaire, ce qui appauvrit la diversité pourtant promise par le jeu.
Autre exemple intéressant : les jeux 4X du studio Amplitude (Endless Legend, Endless Space 1 & 2, Humankind, etc.) adoptent des conditions de victoire très proches de Civilization. Dès qu’un joueur en atteint une, la partie s’arrête pour tout le monde. Ces jeux ont aussi une progression économique et technologique sujette à des effets boule de neige, renforçant le sentiment d’impuissance quand on est à la traîne. Je me souviens de ma première partie d’Endless Space 2, où un message sorti de nulle part en plein milieu de la part m’a prévenu que, dans dix tours, une faction que je n’avais jamais rencontrée allait gagner. Cinq tours plus tard, la partie était finie — et moi, je passais à autre chose, un peu frustré.
Dans les deux cas, le fait qu’un seul joueur puisse « gagner » et que cette victoire mette fin à la partie pour tout le monde rend les fins de jeu anti-climatiques. Cela rend aussi toute coopération entre joueurs éphémère : dès qu’un joueur approche de la victoire, ses alliés se retournent contre lui, espérant remporter la victoire à sa place.
Nous ne sommes pas les premiers à constater cela ni à vouloir le corriger. Un bon exemple est Stellaris, qui a innové avec une série de crises dramatiques survenant en milieu ou fin de partie : des événements majeurs apparaissent et nécessitent une intervention collective des joueurs, sous peine de voir la partie s’achever en défaite pour tout le monde. Cela crée une belle courbe narrative et une coopération un peu forcée entre les joueurs. Bien que ce système fonctionne bien, il a tendance à bien fonctionner à peu près de la même manière à toute les parties, ce qui tend à uniformiser toutes les fins de partie. Pire: il façonne à l’avance partiellement la diplomatie et les stratégies, car il devient souvent plus important de se préparer à la crise que de poursuivre ses propres objectifs.
Autre source d’inspiration : la série Crusader Kings. Là, l’asymétrie des factions permet à des récits très riches d’émerger. Les puissances ne partent pas sur un pied d’égalité, et les écarts de pouvoir peuvent être énormes. Cela crée des expériences uniques, même en poursuivant le même objectif à travers deux parties différentes. Piller Venise en tant que chef d’un clan viking norvégien, ce n’est pas la même chose qu’en tant que sultan ottoman. Beaucoup de joueurs expérimentés choisissent un objectif parmi la liste des accomplissement (en bon français Achievements), et en font leur propre condition de victoire personnelle.

En réfléchissant à tout cela, nous avons défini plusieurs objectifs pour le système des Ambitions, que voici.
1-La victoire ne doit pas être exclusive
Nous voulons qu’un joueur qui accomplit son Ambition ne prive pas les autres de la leur (dans la plupart des cas). Si mon objectif est d’explorer le monde et de dévoiler ses secrets, en quoi cela m’empêche-t-il de laisser quelqu’un d’autre bâtir la plus grande cité de tous les temps ? Ces buts sont fondamentalement orthogonaux : réussir l’un n’implique pas l’échec de l’autre (sauf si, par exemple, cette fameuse cité se trouve justement là où je dois aller, peut-être?). Maintenant, si un troisième joueur veut exterminer tout le monde et régner sur des ruines, il y aura sûrement des tensions, et je pourrais avoir envie de m’en mêler. Le point clé ici, c’est que les ambitions ne doivent pas forcément être en compétition.
Rendre la victoire non exclusive semble simple, mais a des implications profondes. Cela signifie qu’un système extérieur au contrôle des joueurs doit amener la fin de partie. Dans Almanach, nous avons imaginé un cycle de cataclysmes récurrents qui « réinitialisent » le monde à chaque partie. Le joueur contrôle une faction durant un cycle complet, et doit accomplir ses ambitions avant que la fin du cycle n’arrive. La question devient: qu’est-ce que vous pouvez faire du temps qui vous est imparti?

Ce cadre offre plus de place à la coopération et à l’entraide. Nous voulons que les styles de jeu pacifiques et les factions non violentes puissent exister et s’épanouir, que ce soit en solo ou en multijoueur.
Un autre effet important rendre la victoire non exclusive : la partie peut continuer même si vous accomplissez toutes vos ambitions. Vous pourriez vous retrouver dans un entre-deux, avec le sentiment d’avoir terminé… mais sans générique de fin. À l’inverse, si vous prenez du retard, le jeu ne vous attendra pas : réussir ce que vous aviez prévu peut devenir irréaliste. Ce qui nous mène à notre deuxième objectif:
2-Les ambitions doivent être modulables en cours de partie
Puisque les joueurs n’ont pas de contrôle sur la durée de la partie, nous voulons qu’ils puissent s’adapter. Une partie trop facile devient vite ennuyeuse, et une partie désespérée peut démoraliser. Il faut donc pouvoir redresser la barre quand les choses vont mal… ou se fixer de nouveaux sommets quand elles vont bien.
Commençons par le cas d’une situation difficile. Vous avez quelques villes prospères, une économie stable, et tout se passe bien pour accomplir votre ambition de bâtir des merveilles à la gloire de votre peuple. Et puis un joueur agressif décide de tout conquérir. Vingt tours plus tard, votre royaume est en ruines, et la partie semble perdue. C’est là qu’on veut offrir une alternative : la possibilité d’abandonner ou de repousser votre ambition initiale, pour en choisir une autre.

Par exemple, cette nouvelle ambition pourrait vous accorder un bonus militaire contre le joueur qui a ruiné vos plans, et vous fixer un nouvel objectif motivant. Corollaire: cela rend aussi la partie plus intéressante pour le joueur envahisseur, qui devra faire face à la surprise d’une opposition renouvelée.
À l’inverse, un joueur qui prospère devrait pouvoir relever de nouveaux défis à la hauteur de leurs capacités. On prévoit de permettre aux joueurs d’accepter plusieurs ambitions en parallèle, au prix d’un effort accru. Par exemple, un explorateur découvrant un gigantesque escalier en spirale pourrait se voir proposer l’ambition d’en trouver le fond. Certaines ambitions offriront aussi des suites : trouver le Léviathan, créature de légende, pourrait mener le joueur à accepter une ambition de le traquer jusqu’à son repaire. Réussir cette chasse pourrait mener vers d’autres nouvelles ambitions consistant à chasser d’autres créatures légendaires. Compléter ce genre de quête ferait de votre faction une nation de chasseurs et d’explorateurs hors pair… ce qui nous mène à notre troisième point.
3-Les ambitions doivent façonner l’identité de chaque faction
Chaque faction est définie par des traits qui composent son identité. Nous voulons que ces traits soient dynamiques, et évoluent au fil du temps selon les ambitions accomplies (ou échouées), d’une partie à l’autre. Reprenons notre exemple de la faction abandonnant ses objectifs pour poursuivre une vendetta: une haine farouche envers un ennemi spécifique pourrait devenir un trait permanent de la faction. Dans des parties subséquentes, cette faction pourrait conserver un avantage militaire contre cette cible spécifique, tout en l’empêchant aussi de négocier diplomatiquement avec elle.
Les traits de faction influencent aussi les ambitions proposées en début de partie ou au fil des événements. Une faction d’explorateurs ressentira de l’émerveillement en croisant un dragon, mais ne cherchera pas forcément à l’affronter. Une faction guerrière ayant pour objectif d’avoir les plus grands guerriers du monde, elle, y verra un défi à relever.
Ainsi, les Ambitions deviennent un outil de narration : elles permettent aux joueurs d’écrire leurs propres histoires, même en utilisant la même faction. Une oligarchie vampirique peut devenir un royaume brutal où seuls les forts survivent… ou une civilisation dédiée à l’art éternel. En ce sens, les Ambitions deviennent un moyen de personnalisation progressif pour les joueurs au cours de plusieurs parties.
4-Les ambitions doivent s’inscrire dans le système Legacy
Le système Legacy d’Almanach se veut un pont entre vos parties passées, présentes et futures. Autrement dit : si vous accomplissez quelque chose de marquant via une Ambition (ou autrement, mais ce sera pour un autre article), cette chose ne devrait pas être oubliée à la fin de la partie — elle doit avoir des répercussions dans les parties suivantes.
Si un joueur découvre les portes scellées de l’Enfer et décide de les ouvrir pour obtenir l’aide des Daemons… il libère ainsi des créatures monstrueuses, et des parties du monde se verront à la longue transfigurées en paysage infernal. Dans les parties suivantes, ces créatures rôderont toujours dans les terres maudites autour du portail… Jusqu’à ce qu’un joueur assez courageux (ou téméraire) tente de les refermer.

Les joueurs de Fall from Heaven II (un mod génial de Civilization IV) se souviennent peut-être d’un événement similaire : après un certain nombre d’actions maléfiques cumulées par les factions, Hyborem et son armée démoniaque apparaissaient pour semer le chaos. C’était un moment épique. Mais le déclenchement dépendait d’un seuil arbitraire d’actions « mauvaises » – aucun joueur ne s’en sentait vraiment responsable. L’événement était spectaculaire, mais pas lié à une décision individuelle, ce qui limitait fortement son potentiel narratif.
Nous voulons que les Ambitions soient différentes dans Almanach. Notre objectif final est de permettre aux joueurs d’être à l’origine de ces bouleversements du monde, et de réellement être en contrôle de l’histoire de leur monde. Que leur Legacy soit palpable d’une partie à l’autre. Les changements les plus significatifs qui peuvent arriver au monde devraient être le résultat des actions d’un joueur accomplissant l’une de leurs Ambitions. Ainsi, non seulement votre faction sera modelée par les choix que vous faites et les quêtes que vous entreprendrez, mais le monde lui-même devrait également être affecté. Si vous plantez l’Arbre de Vie dans une partie, les joueurs de parties subséquentes pourront ensuite le protéger… ou le profaner. D’un joueur à l’autre, chaque monde aura donc ses propres légendes et cicatrices, et sa propre histoire.
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